Les bolcheviks, minoritaires en 1914, ont-ils transformé la Première Guerre mondiale en opportunité historique ? Cet article explore leur refus radical de la "guerre impérialiste" dès août 1914, leur montée en puissance exploitant le mécontentement lié aux 2 millions de morts russes et aux pénuries, et leur prise de pouvoir en octobre 1917. Découvrez comment Lénine, revenu en wagon scellé grâce à l'Allemagne, a imposé une paix humiliante à Brest-Litovsk (perdant 26 % de la population russe) pour consolider le régime soviétique, tandis que Trotski forgeait l'Armée rouge. Une analyse des enjeux géopolitiques oubliés de 1914-1918.

- Août 1914 : quand la guerre devient une aubaine pour les révolutionnaires
- Comment les bolcheviks ont-ils sapé l'effort de guerre russe (1914-1917) ?
- 1917 : comment la guerre a porté les bolcheviks au pouvoir ?
- Le traité de Brest-Litovsk : pourquoi signer une "paix honteuse" ?
- La naissance de l'armée rouge et la défense de la révolution
- Ce qu'il faut retenir sur les bolcheviks et la grande guerre
Août 1914 : quand la guerre devient une aubaine pour les révolutionnaires
Le 1er août 1914, Moscou célèbre la mobilisation générale dans un délire patriotique. Derrière les drapeaux, l'Empire russe vacille : 80% de sa population vit de l'agriculture, l'alphabétisation atteint 30%, et l'armée manque d'équipements modernes. À Saint-Pétersbourg, les ouvriers des usines Poutilov produisent des obus défectueux, tandis que les soldats reçoivent des fusils sans cartouches.
Depuis son exil suisse, Vladimir Ilitch Lénine perçoit dans ce conflit une opportunité historique. Les bolcheviks, fraction radicale du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, comptent moins de 300 militants actifs en 1914. Mais leur haine de la guerre unit un électorat populaire épuisé par les sacrifices. Leur "défaitisme révolutionnaire" (souhait de défaite russe) choque : il vise à renverser le régime tsariste.
Pourquoi cette position radicale ? Les bolcheviks définissent la guerre comme "impérialiste" – un combat entre puissances capitalistes pour le contrôle des colonies. Leurs députés à la Douma refusent de voter les crédits militaires, contrairement aux socialistes européens. Cette rupture avec la Deuxième Internationale socialiste marque un tournant idéologique majeur.
Les premiers mois du conflit révèlent la fragilité du front intérieur. Les pertes s'accumulent : 2 millions de morts russes avant 1917. Les tranchées dévorent les conscrits, tandis que les usines manquent de main-d'œuvre. Dans les rues de Petrograd, les files d'attente pour le pain noir s'allongent.
Ce contexte de crise structurelle prépare le terrain à la radicalisation. Les bolcheviks, minoritaires, multiplient les tracts anti-guerre dans les casernes. Leur idée-force tient en une formule choc : "Transformer la guerre impérialiste en guerre civile". Car seule la chute du régime tsariste permettra, selon Lénine, l'émergence d'un État prolétarien.

Comment les bolcheviks ont-ils sapé l'effort de guerre russe (1914-1917) ?
La propagande, une arme contre le moral des troupes
En août 1914, les bolcheviks font figure d'exception en Europe : seul parti russe à refuser les crédits de guerre. Leur position anti-impérialiste se concrétise dans des tracts clandestins comme La Vérité des tranchées, diffusés malgré la censure tsariste. Leur réseau de distribution s'appuie sur des ouvriers militants et des soldats déserteurs, transformant les tranchées en terrain d'agitation.
Les slogans frappent fort : "À bas la guerre !" ou "Transformons la guerre impérialiste en guerre civile !". Ces appels trouvent un écho inattendu auprès des soldats. Pourquoi ? Les pertes humaines sont terribles : 2 millions de morts avant 1917. Les troupes manquent de fusils, de vivres, d'équipements. Les défaites de Tannenberg (1914) et des lacs de Mazurie (1915) laissent des milliers de cadavres sur le sol russe. Les mutineries éclatent dès 1915 dans l'armée impériale, avec des refus d'obéissance et des fraternisations avec les troupes allemandes.
L'agitation dans les usines et les soviets
À Petrograd, les militants bolcheviques investissent les usines. Les grèves de 1915-1916 ne portent pas d'abord sur les salaires, mais sur la faim. L'inflation galopante a fait exploser le prix du pain. Les ouvriers passent de 1,17 rouble à 3,30 roubles de salaire quotidien entre 1913 et 1917, mais le coût de la vie a triplé. Les grandes usines Poutilov, où plus de 30 000 ouvriers travaillent, deviennent des foyers de mobilisation bolchevique.
Lénine, exilé en Suisse, tisse des liens avec les opposants à la guerre. La conférence de Zimmerwald (1915) marque un tournant. Le leader bolchevique y défend une position radicale : la guerre ne finira qu'avec la révolution. Il rêve de remplacer la Deuxième Internationale par une Troisième Internationale révolutionnaire. Cette rencontre forge des alliances avec des socialistes allemands et italiens, malgré les désaccords sur la stratégie.
En février 1917, les émeutes du pain à Petrograd tournent à l'insurrection. Les soldats, épuisés par deux années de guerre, fraternisent avec les manifestants. Les soviets d'ouvriers et de soldats, créés après l'abdication de Nicolas II, deviennent des contre-pouvoirs. Les bolchevniks, minoritaires au début, gagnent du terrain avec leur promesse de paix immédiate. Les "Thèses d'avril" de Lénine, exigeant le transfert de "tout le pouvoir aux soviets", séduisent les masses enclines à la démobilisation générale.
1917 : comment la guerre a porté les bolcheviks au pouvoir ?
La révolution de février et l'échec du gouvernement provisoire
En février 1917, la Russie impériale s'effondre. Nicolas II abdique après des journées d'émeutes à Petrograd, où des ouvriers et des soldats affrontent des forces loyalistes. Un Gouvernement Provisoire s'installe, présidé par le libéral Gueorgui Lvov, puis par Alexandre Kerenski. Mais sa décision de poursuivre la guerre, malgré les pertes massives (2 millions de morts depuis 1914), divise le pays.
L'offensive Kerenski de juillet 1917 précipite la chute du régime. Dès le premier jour, les troupes russes subissent 40 000 pertes. Les désertions s'emballent : 200 000 soldats quittent les tranchées en un mois. L'armée, épuisée, se tourne vers les soviets, ces conseils ouvriers et militaires.
Le retour de Lénine et les "thèses d'avril"
Le 3 avril 1917, Vladimir Lénine arrive à Petrograd dans un train scellé, organisé par l'Allemagne. Pour Berlin, ce voyage risque de fragiliser son adversaire oriental. À son arrivée, Lénine rédige les "Thèses d'avril", publiées dans Pravda. Elles bouleversent le paysage politique.
Le texte exige un rejet absolu de la "guerre impérialiste" et un transfert immédiat du pouvoir aux soviets.
"Aucune concession au 'jusqu'au-boutisme révolutionnaire' ! Il faut donner la terre aux paysans, le contrôle des usines aux ouvriers et tout le pouvoir aux soviets."
Cette radicalité séduit les masses exsangues. Les thèses prévoient aussi la création d'une "milice populaire" et l'abolition du système bancaire actuel. Même dans les usines, les ouvriers appliquent spontanément le principe de "contrôle ouvrier".
L'insurrection d'octobre : la prise du pouvoir
À l'été 1917, les bolcheviks comptent 240 000 militants. Leur influence explose dans les soviets, notamment après la tentative de coup d'État du général Kornilov en août. Léon Trotski, maître de l'appareil militaire révolutionnaire, prépare l'insurrection.
La nuit du 24 au 25 octobre, les Gardes Rouges s'emparent des postes-clés de Petrograd. Le Palais d'Hiver tombe après un coup de canon du croiseur Aurora. Le gouvernement Kerenski est dissous. Les premières mesures bolcheviques incluent :
- Le Décret sur la paix (8 novembre), proposant un cessez-le-feu à toutes les nations belligérantes
- Le Décret sur la terre (9 novembre), redistribuant les domaines aux comités paysans
Les bolcheviks, désormais majoritaires au Deuxième congrès des soviets, s'affirment comme les seuls capables d'arrêter la guerre. Certains historiens soulignent que cet événement est perçu comme le prélude d'une révolution mondiale, même si celle-ci ne se concrétisera pas.

Le traité de Brest-Litovsk : pourquoi signer une "paix honteuse" ?
Les négociations et les divisions au sein du parti
Dès décembre 1917, la délégation soviétique menée par Léon Trotski utilise des tactiques dilatoires à Brest-Litovsk. Le Commissaire aux Affaires étrangères évite les interactions sociales avec les diplomates allemands et débat d'idéologies avec Richard von Kühlmann, le ministre allemand. Ces manœuvres visent à gagner du temps, espérant un soulèvement prolétarien en Europe.
| Dirigeant | Position | Argument principal |
|---|---|---|
| Lénine | Pour une paix immédiate | "Il faut signer cette paix honteuse pour sauver la révolution mondiale, qui a besoin d'un répit." |
| Nikolaï Boukharine | Pour une "guerre révolutionnaire" | "Signer la paix serait une trahison du prolétariat international et allemand." |
| Léon Trotski | Ni guerre, ni paix | "Nous démobilisons notre armée mais ne signons pas le traité, en attendant la révolution en Europe." |
Les désaccords entre dirigeants révèlent des divergences idéologiques profondes. Lénine, pragmatique, anticipe la chute de l'armée russe. Boukharine, partisan d'une guerre révolutionnaire, incarne l'aile radicale du parti. Trotski, entre deux feux, évite un affrontement direct avec l'Allemagne tout en maintenant la pression sur l'opinion européenne.
La paix à tout prix pour sauver la révolution
Le 18 février 1918, l'Allemagne lance l'opération Faustschlag avec 53 divisions. En dix jours, les troupes de Max Hoffmann avancent de 300 km vers Petrograd sans résistance. La Wehrmacht s'empare de Minsk (21/02) et Tallinn (22/02), menaçant l'ancienne capitale russe.
"Il faut accepter cette paix pour avoir les mains libres afin de vaincre notre propre bourgeoisie et de nous atteler à l'organisation du pays des soviets."
Lénine, conscient de l'effondrement militaire, menace de démissionner. Le 3 mars 1918, le traité est signé sous contrainte. La Russie cède 800 000 km² (Ukraine, pays baltes, Finlande), soit 26% de sa population et 75% de sa production d'acier. Berlin exige initialement 94 tonnes d'or, révisé à six milliards de marks.
Cet accord isole la Russie soviétique des négociations post-guerre. Selon l'étude de Persee, cette paix séparée précipite l'effondrement du front oriental, permettant à l'Allemagne de transférer 500 000 soldats en France. Les conséquences géopolitiques sont immédiates : l'Armée rouge (créée en 1918) se concentre sur la guerre civile, tandis que l'Ukraine et les États baltes proclament leur indépendance sous tutelle allemande.
La naissance de l'armée rouge et la défense de la révolution

Pourquoi créer une nouvelle armée ?
En janvier 1918, la Russie sort du conflit mais doit faire face à des menaces internes. L'ancienne armée tsariste, désintégrée après la débâcle militaire, ne peut plus défendre le nouveau régime. Le décret du 28 janvier 1918 institue une Armée rouge composée d'ouvriers et de paysans. Léon Trotski, commissaire à la Guerre, en prend les rênes et instaure la conscription.
Les effectifs gonflent rapidement à 5 millions d'hommes. Sur son train blindé, Trotski sillonne les fronts pour coordonner les opérations. Cette armée naissante doit affronter des forces hostiles dispersées à travers l'Empire russe éclaté. Le défi est immense : organiser une force cohérente dans un pays en guerre civile.
La guerre civile et l'intervention étrangère
Le traité de Brest-Litovsk aggrave les tensions. Les Alliés, furieux du retrait russe, interviennent militairement aux côtés des armées "Blanches". Leur intervention repose sur quatre piliers :
- Punir les bolcheviks accusés de "trahison"
- Reconstituer un front oriental contre l'Allemagne
- Contenir la vague révolutionnaire
- Protéger les stocks militaires alliés en Russie
L'article du Monde diplomatique rappelle que des soldats américains ont combattu les bolcheviks dans le nord de la Russie en 1918-1919. Ces troupes, initialement envoyées pour sécuriser des entrepôts, se retrouvent à affronter des révolutionnaires après l'armistice de 1918. Le soldat Bill Henkelman symbolise cette désillusion en refusant d'avancer sans démobilisation.
Cette coalition hétéroclite échoue face à l'Armée rouge. Les Alliés se retirent progressivement à partir de 1920, laissant place à une consolidation du pouvoir bolchevik. La guerre civile, qui fait plus de 5 millions de morts, façonne l'État soviétique naissant.

Ce qu'il faut retenir sur les bolcheviks et la grande guerre
À retenir
Les bolcheviks furent l'une des rares forces politiques européennes à rejeter catégoriquement la guerre dès 1914, la dénonçant comme conflit impérialiste.
Ils exploitèrent la détresse des soldats et ouvriers russes, meurtris par 2 millions de morts et des pénuries alimentaires, pour propager leur idéal révolutionnaire.
Le maintien de la guerre par le gouvernement provisoire après février 1917 renforça leur légitimité, avec le slogan "Le pain, la paix, la terre" devenu programme politique.
Leur prise de pouvoir en octobre 1917 fut suivie de la signature du traité de Brest-Litovsk (mars 1918), sacrifiant 26 % de la population russe pour préserver leur autorité.
La création de l'Armée rouge en janvier 1918, orchestrée par Trotski, permit de mater les oppositions et de structurer un appareil militaire centralisé.
Pour aller plus loin
Explorer la guerre civile russe (1918-1922), où les interventions alliées (France, Royaume-Uni, États-Unis) échouèrent face à l'Armée rouge.
Étudier les biographies de Lénine, architecte de la sortie de guerre, de Trotski, organisateur de l'Armée rouge, et de Staline, en ascension durant la révolution.
Examiner la fondation du Komintern en 1919, tentant d'exporter la révolution vers l'Europe tout en se définissant contre l'ordre de Versailles.
Les bolcheviks ont exploité l'épuisement de la guerre dès 1914, s'opposant à ce conflit impérialiste. Leur promesse de paix, tenue par le traité de Brest-Litovsk (1918) malgré des pertes territoriales massives, a scellé leur prise de pouvoir. Déclenchant la guerre civile, leur rêve d'une révolution mondiale restera cependant lettre morte.
